ÉDITORIAL
Les phrases sont des aventures
Yannick Haenel
Où est-on encore en vie ?
Existe-t-il un lieu qui échappe à la destruction ? Un intervalle qui résiste à cette planète livrée aux guerres, aux massacres, aux exodes ? Est-il possible de faire une expérience à une époque où les puissances financières dénaturent les échanges humains, où la politique est en cours d’effondrement définitif, où les réseaux dévitalisent le moindre énoncé ?
Créer une revue de littérature, c’est ouvrir une brèche dans ces ténèbres.
Le langage, formaté en vue de sa circulation instantanée, se dégrade servilement sous nos yeux ; mais il est encore possible, en s’accordant à sa dimension poétique, de l’enflammer. Comme l’a dit un poète anarchiste : « Il reste à faire de la liberté des abus divers, et précieux. »
L’ambition d’Aventures est claire : il s’agit de remettre en liberté le langage.
La société n’a jamais qu’un seul but : devenir intégrale. Un de ses agents les plus toxiques, Elon Musk, n’a-t-il pas décrété que le langage serait bientôt inutile ? Quand ce genre d’énergumène fait une prévision, il faut l’entendre comme un ordre : ainsi l’administrateur en chef du service communication de notre planète a-t-il décidé que le langage devait désormais être calibré en vue d’une stricte effectuation binaire.
Il existe en chacun de nous un point, sans doute ignoré d’Elon Musk, qui est irréductible à l’emprise, et auquel la société n’accédera jamais. Ce point relève du feu de l’esprit : c’est l’indemne – étymologiquement le nondamné, ce qui échappe à l’enfer. Philippe Sollers, qui, à travers les revues Tel Quel et L’Infini, m’a transmis, de manière inestimable, la passion de la littérature – et à qui, par cet éditorial, je rends hommage –, avait une définition extraordinaire de l’enfer : « L’enfer, aujourd’hui, c’est le non-accès à la poésie. »
Un soir de janvier, en 1857, dans une lettre à Élisa Schlésinger, son amour de jeunesse, Flaubert écrit : « Les phrases sont des aventures. »
Près de deux siècles plus tard, le monde a terriblement changé ; mais l’espérance d’une poésie qui s’accomplisse dans la vie même ne s’est pas perdue.
Et voici que remontent à la lumière, aussi étincelants qu’un coup de foudre, ces mots qui n’étaient destinés qu’à une amoureuse. Je savais qu’un jour ils produiraient un éclat ; en 2024, ils fondent une revue : c’est l’avenir.
Y. H.
SOMMAIRE
n°1 PRINTEMPS 2024