Editorial, par Yannick Haenel

« Le monde est à repassionner. »

Ce constat établi au début des années 30, c’est-à-dire il y a maintenant un siècle, ne s’est-il pas aggravé ? Dans ce roman prophétique, Ulrich dit soudain à Clarisse : « Je crois que les hommes, dans quelque temps, seront les uns très intelligents, les autres des mystiques. Il se peut que notre morale dès aujourd’hui se divise en ces deux composantes. Je pourrais dire aussi : les mathématiques et la mystique. L’amélioration pratique et l’aventure inconnue ! »

Voilà le point où nous en sommes un siècle plus tard : d’un côté la technique – « l’amélioration pratique » – a triomphé, jusqu’à s’introduire dans tous nos rapports en les dénaturant ; de l’autre la poésie – « l’aventure inconnue » – a été liquidée. Le projet de civilisation qu’est le capitalisme planétaire a choisi de connecter tous les points du globe en sacrifiant le langage, devenu un simple instrument.

Ainsi revient-il à la littérature, non seulement de tenir bon sur les phrases que la société dévitalise, mais surtout d’ouvrir l’existence à la liberté.

Qu’est-il arrivé à la liberté ? On dirait qu’elle fait peur, et même honte, à celles et ceux qui devraient s’en emparer pour changer à chaque instant le monde. Le renoncement règne, et son langage est misérable.

Le monde est à repassionner, c’est-à-dire à remettre en liberté. Le langage de la littérature, c’est-à-dire la poésie, réveille en chacun de nous la vie libre.

Ce numéro d’Aventures est entièrement voué à nos passions. En déchaînant notre enthousiasme, elles nous délivrent de l’emprise. Les passions sont gratuites, leur excès les soustrait au monde servile de l’utile.

Ainsi avons-nous invité des écrivaines et des écrivains à témoigner de leur passion pour quelqu’un. « La société se croit seule, et il y a quelqu’un », écrivait Antonin Artaud.

Ce quelqu’un peut être un artiste, un poète, un penseur dont l’œuvre nous comble – ainsi lirez-vous des textes consacrés à Pier Paolo Pasolini, Chantal Akerman, Louis Massignon, Jon Fosse, Jacques Lacan, Buster Keaton, Nick Cave, Tennessee Williams, Léon-Paul Fargue, Jean Giono, Georges Bataille, Michel Butel, Franz Kafka, Klaus Mann, Bob Dylan, Paul Thek, Gaspar Noé ou l’extraordinaire et trop peu connue Mireille Havet –, mais aussi un saint, une sainte : François d’Assise, Thérèse de Lisieux.

Ce quelqu’un peut également être, plus intensément encore, une femme ou un homme qu’on connaît, et dont l’importance dans notre vie déborde les mesures, ainsi de Rouhullah, ce jeune réfugié iranien dont nous parle Gaëlle Obiégly, ou de l’Inconnue d’Instagram, dont Alexandra Dezzi fait le portrait.

C’est aussi la passion qui anime la cinéaste Alice Diop lorsque, dans un entretien, elle nous présente une œuvre encore inédite en France de la poétesse américaine Robin Coste Lewis : Le Voyage de la Vénus noire. Passion encore, celle qui gicle comme une fontaine au cœur de la poésie, celle de Muriel Pic, celle de Denise. Passion toujours, celle que j’éprouve personnellement pour l’œuvre géniale de Jean Louis Schefer, mort en 2022, dont nous publions ici des extraits inédits du volume posthume de son journal ; ils sont précédés par une lettre que lui adresse Judith Brouste par-delà la mort. La passion est la jeunesse de l’écriture : nous ouvrons ce numéro d’Aventures avec Rose Vidal et Julien de Kerviler, deux jeunes écrivains qui vont publier leur premier roman dans la collection « Aventures » ; nous vous en proposons des extraits.

Yannick Haenel