Editorial, par Yannick Haenel

« Les phrases sont des aventures. »

GUSTAVE FLAUBERT

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Eh bien voilà, il s’agit de s’ouvrir à la dimension poétique du langage. Le lieu où l’on est encore en vie, aujourd’hui – où l’on reprend vie, pour parler comme les kabbalistes juifs –, ce lieu où chante en nous, non plus les ténèbres, mais cette lumière de foudre qui nous ouvre les yeux sur la nature du monde et nous illumine le coeur, c’est la littérature.

Elle est ce langage qui porte en lui l’existence vivante ; appelons-le « poésie », si vous voulez. Peu importe que ça s’écrive en vers ou en prose ; peu importent les genres : lorsqu’on se tourne vers la part lumineuse du langage, « littérature » et « poésie » coïncident ardemment. C’est pourquoi le sommaire de ce premier numéro est si ouvert à des formes qui débordent les qualifications habituelles. Poésie ? Oui, disons poésie – accès continuel et salvateur à la poésie.

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Même si la littérature est reléguée socialement au rang de produit culturel, sa liberté échappe aux carcans qu’on lui impose ; et malgré son déclassement, elle continue à scintiller.

Le grand secret, c’est que la solitude de la littérature est notre chance.

À une époque de rabougrissement de la sensibilité par le règne des flux de communication, elle s’affirme comme le seul langage qui résiste à la platitude. Quelque chose en elle « manque à son insertion », comme le disait Michel Foucault ; et c’est la vérité même de sa dissidence : elle ne s’intègre pas dans le bafouillis global.

Ainsi la littérature s’offre-t-elle aujourd’hui comme révélateur de complexité : les phrases dont vous êtes capables indiquent où vous en êtes ; elles témoignent du degré de liberté que vous mettez dans votre vie.

C’est en s’accordant à la richesse inouïe du langage que l’on retourne le monde. Les adeptes du binaire l’ignorent : chaque mot contient son propre vertige. Seule la littérature possède le savoir de l’abîme.

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N’ayons plus peur, en 2024, de considérer la littérature comme une forme de pensée. Si celle-ci prend des formes gracieuses auxquelles la philosophie ou la politique n’accèdent plus, c’est parce que dans ses phrases circule le feu de l’indemne. Les phrases de la littérature pensent car elles s’ouvrent à cette dimension poétique de l’existence qui manque à la société planétaire.

Je voudrais rendre également hommage à Pierre Alferi, disparu en août dernier ; il a eu entre autres l’audace d’écrire ceci dans son très bel essai Chercher une phrase : « La littérature est de la pensée pure, c’est-à-dire libre. » Et il ajoutait : « La possibilité d’une phrase consiste seulement dans le mouvement de sa recherche ; c’est en cela qu’elle est une pensée. »

Je fonde la revue Aventures, avec l’aide de Victor Depardieu, pour que nous cherchions des phrases nouvelles. Le mot « aventure » vient de l’enfance, des chevaliers de Chrétien de Troyes et d’un petit récit extatique méconnu de Rainer Maria Rilke qu’Olivier Le Lay fait renaître dans ce numéro à travers sa traduction ondoyante.

Le mot « aventures », au pluriel, ouvre un trésor d’intensités heureuses
; il possède en lui de quoi relancer infiniment le désir d’écrire et d’aimer ; il résonne avec la possibilité d’accorder nos vies à cet événement
toujours à venir qui déborde l’écriture elle-même : les aventures trament la matière intellectuelle, spirituelle et sensuelle de ce nouvel amour du langage que les écrivaines et écrivains publiés dans la revue inventent ensemble.

C’est pourquoi il était logique que l’on reprenne à neuf la question du désir. Demander à soixante-cinq autrices et auteurs : « Écrivez-vous des scènes de sexe ? » ne relève pas d’une vérification sur l’état de leur libido, mais d’une interrogation sur la nature de ce qui anime l’écriture. Qu’est-ce que l’ardeur ? Comment s’exprime en vous la liberté du langage ?

Je crois que tout véritable soulèvement est sexuel. La littérature déchaîne ce qui nous limite ; c’est pourquoi elle est tellement désirable.

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Un soir de janvier, en 1857, dans une lettre à Élisa Schlésinger, son amour de jeunesse, Flaubert écrit : « Les phrases sont des aventures. »
Près de deux siècles plus tard, le monde a terriblement changé ; mais l’espérance d’une poésie qui s’accomplisse dans la vie même ne s’est pas perdue.
Et voici que remontent à la lumière, aussi étincelants qu’un coup de foudre, ces mots qui n’étaient destinés qu’à une amoureuse. Je savais qu’un jour ils produiraient un éclat ; en 2024, ils fondent une revue : c’est l’avenir.

Yannick Haenel